Agnieszka Holland : « Il y a une crise de l’espoir en Europe »

Au lendemain du premier tour des élections présidentielles en Pologne, où l’extrême droite a remporté plus de 20 % des voix, la cinéaste franco-polonaise livre à Politis son analyse.

Pauline Mussche  • 19 mai 2025 abonné·es
Agnieszka Holland : « Il y a une crise de l’espoir en Europe »
Extrait du film "Green Border" d'Agnieszka Holland, sorti en 2023.
© Agata Kubis

La réalisatrice de Green Border (2023) cherche à décrypter ce qui a permis à l’extrême droite de s’imposer, en Pologne comme ailleurs en Europe. Elle évoque la faiblesse des partis démocratiques qui reprennent le langage de l’extrême droite, la « crise d’espoir » qui traverse l’Europe et la nécessité de proposer de nouvelles narrations.

Une semaine avant le premier tour des élections présidentielles, des manifestations contre l’immigration ont été organisées en Pologne. Depuis la sortie de votre film Green Border qui racontait la crise humanitaire organisée par le Bélarus et la Pologne à la frontière, comment a évolué le rapport de la société polonaise à l’immigration ?

Agnieszka Holland : L’évolution est négative comme partout dans le monde. Pour les populistes d’extrême droite, l’immigration est un sujet phare pour conquérir et reconquérir le pouvoir. Et en même temps les forces prétendues démocratiques ne font rien pour parler du sujet rationnellement et humainement. Ils reprennent l’agenda d’extrême droite en pensant qu’on peut parler avec les fachos. Depuis un an environ, la coalition au pouvoir, surtout le parti de Donald Tusk, a décidé qu’on pouvait prendre les arguments de l’extrême droite pour la désarmer.

Poutine gagne cette guerre face à l’Europe occidentale sans utiliser les armes.

Mais c’est l’inverse qui se produit : on crédibilise leur agenda, on déroule le tapis rouge aux partis fascistes. Dimanche 18 mai, le parti de Grzegorz Braun, ouvertement antisémite, anti-ukrainien, antieuropéen a obtenu près de 7 % de voix. C’est énorme. L’autre parti d’extrême droite, celui de Sławomir Mentzen, a obtenu presque 15 %. L’extrême droite atteint 21 % en ce moment en Pologne. Il y a un an et demi, quand la coalition démocratique a gagné les élections parlementaires, c’était moitié moins. Le problème des partis libéraux soi-disant démocratiques c’est que pendant ce temps-là, ils n’ont fait que réagir aux sondages d’opinion.

Dans quelle mesure la guerre menée par la Russie en Ukraine se répercute dans le reste de l’Europe ?

Ce qu’on voit maintenant, c’est que Poutine gagne cette guerre face à l’Europe occidentale sans utiliser les armes. Il utilise les armes hybrides ou des armes morales, au niveau de l’État de droit, des droits humains, en attaquant les valeurs établies en Europe après la Seconde Guerre mondiale en réaction à l’Holocauste. Et maintenant, ces valeurs ne sont pas attaquées seulement par l’extrême droite mais aussi par des partis démocratiques mainstream. C’est la grande victoire de Vladimir Poutine : désarmer l’Europe comme entité des droits de l’Homme et de la démocratie libérale.

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On ne sait pas ce qui va se passer avec l’alliance Trump-Poutine, car la situation change chaque semaine. Mais on voit très bien qu’idéologiquement Trump n’est pas loin de Poutine. Entre ces deux hommes, il y a une Europe incohérente politiquement et idéologiquement. En ce qui concerne l’Ukraine, les politiciens de l’Union européenne se mobilisent pour renforcer les possibilités de défense mais c’est très fragile. À chaque élection qui penche du côté de l’extrême droite, les chances de l’Ukraine pour survivre et d’avoir un pays durable sans être étouffé par la Russie diminuent.

Les outils pour manipuler les sociétés sont plus puissants qu’il y a 100 ans.

Que peut l’art face à la montée de l’extrême droite ?

Je suis sûre que l’art a un rôle à jouer, mais sans être propagandiste et naïf non plus. Il faut que l’art voie plus loin qu’aujourd’hui, qu’il soit prophétique à certains moments. Faire des images sur un avenir noir, dystopique n’est pas nécessaire. On vit déjà dans la dystopie, ça ne vaut pas la peine de la projeter dans l’avenir. Je pense qu’on a besoin d’utopies. Je pense que l’art et l’imagination sont nécessaires. Je ne crois pas que la classe politique aujourd’hui soit capable de sauver le monde. C’est l’imagination qui sauvera le monde.

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Dans vos films vous montrez comment les grands événements historiques façonnent les existences. En quoi la montée de l’extrême droite constitue une menace existentielle ?

On l’a vu dans l’histoire récente. L’extrême droite crédibilise la violence, la haine, le mépris des autres. Elle fait tout comme les partis fascistes des années trente. La grande différence c’est la révolution d’internet, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle. Les outils pour manipuler les sociétés sont plus puissants qu’il y a 100 ans.

Y a-t-il en Pologne un mouvement artistique, militant, politique qui propose d’autres récits que celui de l’extrême droite ?

Pour l’instant, je suis très déçue. Ils se concentrent sur ces détails. Chacun voit les choses de son point de vue. Il n’y a pas de grand mouvement honnête intellectuellement et nouveau qui pourrait réveiller la jeunesse et lui donner le sentiment qu’il y a du sens, et des raisons de se battre contre l’extrême droite. Il y a des petites fractions de choses mais c’est morcelé. Je crois qu’ils ne comprennent pas la gravité de la situation. J’ai l’impression qu’ils vivent dans un monde artificiel. J’espère qu’il y aura un réveil.

Pensez-vous qu’en France, cette conscience existe davantage ?

En France, la mobilisation contre l’extrême droite est très durable. Ça a marché la dernière fois quand Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale mais j’ignore si cela peut se reproduire. Car à chaque fois, c’est la même chose : la société se mobilise mais après la classe politique fait tout pour tuer ces élans et ne sait pas répondre aux vraies questions de la société. Puis, la situation se répète et, à chaque fois, l’extrême droite est beaucoup plus forte et la gauche toujours plus faible. L’extrême droite parle une langue simple et en même temps forte, qui touche les émotions.

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Chacun peut voir un petit morceau de ses propres angoisses, de ses propres ressentiments et colères dans le discours d’extrême droite. Et il n’y a pas en face, de renouveau de la gauche qui réponde aux vrais problèmes de la société. L’Europe a peur, c’est clair. Il y a une crise de l’espoir qui est très grave et qui est responsable de ce changement d’attitude face des tragédies de ce monde. L’avenir se présente pour les jeunes comme quelque chose de dangereux, comme un trou noir, où il n’y a pas de places pour eux. L’une des conséquences de tout ça, c’est la chute de la démographie qu’on voit dans des pays comme la Pologne ou l’Italie.

Plusieurs de vos films ont suscité des polémiques venant du pouvoir. Lors de la sortie de Green Border, vous avez été qualifiée par le gouvernement polonais à la fois de « nazie » et de « staliniste ». Pourquoi l’art fait-il à ce point peur au pouvoir ?

Ils ont peur de la force des images, des témoignages artistiques et du réveil de l’empathie. On voit en Ukraine, à Gaza, au Soudan : les gens s’en foutent. Ils sont incapables de s’organiser pour le bien. C’est très facile de s’organiser pour le mal mais très compliqué de s’organiser pour le bien. Pourtant, il y a ce potentiel. On l’a vu en Pologne, au début de la guerre en Ukraine, en février 2022, quand la société polonaise s’est organisée massivement et spontanément pour aider les réfugiés ukrainiens. C’était du jamais vu, ça a duré un an pratiquement.

Il faut que les artistes se mettent au travail.

Maintenant, c’est fini car la classe politique fait tout pour tuer cette solidarité, en développant un sentiment anti-Ukrainien et raciste. Elon Musk a dit récemment que la plus grande faiblesse de la civilisation occidentale était l’empathie. « Il faut tuer l’empathie », a-t-il déclaré. C’est ça que font Monsieur Poutine, Monsieur Netanyahu, tous les tyrans de ce monde. Et en face, il n’y a pas de résistance de la part de la classe politique. Il n’y a pas d’autres langages, pas de nouvelles narrations. Je ne sais pas si les artistes vont sauver le monde. Mais il faut qu’ils se mettent au travail en tout cas. Car la classe politique est paresseuse et complètement bloquée intellectuellement.

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